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Dans la rue, Guilin, 2017
— (En mandarin) 对不起, 我们想和你的朋友拍一个照片。可以吗?
(Excusez-moi, nous voudrions prendre une photo avec votre ami. Est-ce possible ?)
— (En mandarin) Dui bu qi, wo de zhongwen bu tai hao. Wo ting bu mingbai le. Ni ke yi zai jiang yi ci ma ? Shuo man yi dian ?
(对不起,我的中文不太好。我听不明白来了。您可以再讲一次吗?说慢一点)
(Je suis désolée, mon chinois n’est pas très bon. Je ne comprends pas bien ce que vous dites. Pourriez-vous répéter, s’il vous plaît? Et parler un peu moins rapidement ?)
— (En mandarin) 她是法国人。她说的中文不太好。对不起,但是,我们没有时间。再见。
(Elle est Française. Son chinois n’est pas très bon. Désolés, mais nous n’avons pas le temps. Au revoir.)
… ( walking away)
— What just happened?
— He wanted to take a picture with me and asked you if you could ask me whether I was OK or not.
— Oh…I see….What did you say?
— That you, little Chinese looking lady, did not speak Chinese. And that I, White American boy, and you did not have time for this.
— Why nobody is asking me for my picture? Come on - I am probably the only French person in the entire city at the moment! Isn’t it exotic enough?!
— Well, before hearing your accent, it’s not obvious to be honest! And believe me, you don’t want this to happen every single day.
La langue - pivot clé de l’identité. À travers elle, ce sont les subtilités d’une culture qui s’expriment, l’opportunité de s’intégrer à une communauté qui s’offre. Ce qui s'y joue, c’est la possibilité du lien, le sentiment d’appartenance, le partage d’une intimité. Par ces aspects, la douleur de se couper d'une langue dépasse largement la peine de ne pouvoir se comprendre. Et il suffira d'un rien pour la raviver.
Par l'ambivalence des sentiments qu'ils provoquent, mes séjours en Chine font office de puissants catalyseurs. Il y a d'un côté cette familiarité ressentie à la vue des visages, aux sons des rues et aux odeurs des échoppes; de l'autre, ce sentiment d’étrangeté qui n'a cesse de m’accompagner. Etrangeté, parce que ce pays n’est pas le mien, il n‘est pas celui dans lequel j’ai grandi, ni celui qui parle les langues que je maîtrise. Étrangeté, parce que c'est ainsi que je suis perçue, ainsi que je suis nommée une fois le masque tombé. Le décalage entre mes traits et mes mots est évident aux yeux de tous : «Comment se fait-il que cette femme qui nous ressemble tant, ne nous comprenne pas? ». La douleur se réveille, la culpabilité s’insinue. Au fond, ne serais-je qu’une imposture?
Pour échanger avec les membres de mes communautés d'origine, il me faudra recourir à une langue tierce comme l’anglais. Un détour cocasse en apparence. Un malaise chronique en réalité. Toutes les personnes auxquelles mon mutisme m’a rendue étrangère ne manquent pas de me ramener à mon ignorance. Les Chinois, sensibles à la préservation et au rayonnement de la culture du pays, considèrent d’un mauvais oeil les compatriotes ayant perdu l’usage du mandarin. Ils ne m'épargneront pas leur regard inquisiteur, sinon accusateur. J'aurais beau me convaincre que ces jugements sont fantasmes, déformés, rien n'y fera. Les reproches sourds me renverront sans pitié, ni complaisance à ma muette amertume.
A chaque défiance, le même discours : « 我是华裔/ Wo shi huayi ». Je suis une Chinoise émigrée. Les esprits s’apaisent. L’étrangeté est mise sous couvert. Les attentes, réajustées. La coquetterie me poussera à rajouter « 我是法国人/Wo shi faguo ren/ Je suis Française». Le rayonnement de l'Hexagone et la fascination que le pays exerce en Asie viendront en renfort pour masquer ce que je comporte de lacunes. La technique présente l'avantage de me consoler d'une partie de moi, en plus de me présenter sous une lumière favorable. Mais les effets sont de courte durée. Une fois les formalités passées et le charme français dissipé, la frustration de ne pouvoir honorer la culture qui nous lie, comme celle de maintenir la distance qui nous sépare, de nouveau rejaillissent. Nos différences ne sont pas les témoignages d'une multiplicité, mais les manifestations d'une défaite. C’est en fait l’incapacité de se revendiquer double et l’obligation de s’avouer moitié.
L'aveu parle de lui-même. La douleur n'est pas celle d'une langue amputée, mais d'une identité fracturée. Les cours de mandarin seuls n'y remédieront pas. Aussi riche soit-il, mon vocabulaire ne viendra pas à bout de mes blessures. Pour raccommoder les morceaux épars de mon identité, il me faudra avant tout changer de perspective et... de langage.
Il semblerait que depuis tout ce temps, je me sois trompée de combat : la langue à apprendre n'est pas celle que je poursuivais. C'est en fait celle de l'indulgence, de la bienveillance et de la clémence qu'il me faudra cultiver. Envers les autres bien sûr, mais surtout envers moi même. Car, nul doute : de tous les langages, c'est bien le seul capable de faire de moi, bien plus qu'une moitié.
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