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Chez mes parents, Paris, 1998
— Ça a été l’école aujourd’hui ?
— Oui, ça va. Rien de spécial.
— Tu te rends compte de la chance que tu as ? Le pays n’est pas en guerre. Tu as un toit et un foyer. Tu n’as à te préoccuper de rien – ni de cuisiner, ni de faire le ménage, ni de gagner de l’argent. Maman s’est même arrêtée de travailler pour que ton frère et toi puissiez vous consacrer à vos études. La seule chose que tu aies à faire, c’est de bien travailler à l’école.
— Oui maman, je sais tout ça…
— Si tu y mets du tien, il n’y a aucune raison pour que tu ne réussisses pas.
— Je sais, maman... Je t'assure que je fais de mon mieux.
— C’est bien ma fille, continue comme ça alors. Comme ça, tu auras un bon travail. Et tu ne seras pas obligée de rester à la maison. Pas comme moi.
Les enfants d’immigrés portent la responsabilité de l’intégration familiale. Derrière ma propre réussite se joue celle de mes parents. Réussir à se faire une place dans le pays, grimper l’échelle sociale et retrouver le statut que l’exil a balayé. Ma capacité à atteindre chacun de ces objectifs devait se faire relais de la leur. Charge à mon frère et à moi de parachever leur ambition.
Dans ma famille, l’exigence d’un parcours scolaire sans faute était motivée par deux leviers : l’un issu de notre culture, l’autre de notre passé. Elle émanait en premier lieu de la pensée confucéenne, qui fait d'une riche instruction, la voie à suivre pour une vie meilleure. Mais il s’agissait aussi de prouver que le jeu en valait la chandelle, que les épreuves que mes parents avaient endurées, la résilience dont ils avaient fait preuve et les combats qu’ils avaient menés sauront enfin être récompensés. Offrir un bel avenir à leurs enfants était peut-être un des seuls arguments qui puisse donner un sens à ce qu’ils avaient vécus. Et cela suffit à rendre la cause primordiale. Mes parents ont voulu s’assurer que les difficultés liées à l’immigration appartenaient au passé et que nous, leurs enfants, serions désormais libres de nous réaliser. Dans leur vision du monde, cela passe par une situation professionnelle établie et une instruction réussie.
Faute d'envie, faute de temps, faute d’espoir peut-être, mes parents se sont résignés à faire de leur propre fortune un objectif secondaire. Ils choisirent de nous confier leurs voeux de réussite les plus chers, jusqu'à en oublier leurs aspirations personnelles. Ils distinguaient ce faisant les combats qui étaient les leurs, de ceux qui devaient être nôtres. Se réaliser pleinement relevait de la seconde catégorie. Paver la voie pour un futur meilleur demeurait dans la première. En érigeant cet objectif comme leur principale raison d’être, nos parents firent de nous les véhicules d’un avenir plein de promesses, en même temps que les indicateurs du succès familial.
Bien qu’elle ne m’ait jamais été explicitée sous ces termes, la responsabilité tacitement posée pesait sur moi de tout son poids. Elle se transforma plus tard en une quête mal calibrée de réussite, à laquelle je consacrerai la plus grande partie de mon énergie. Si elle n’est pas l’apanage des enfants d’immigrés, cette poursuite se teinte d'une couleur particulière dans un contexte d’exil ayant contraint toute une famille à faire table rase du passé. À travers les enfants s'offre à la famille une chance de rétablir justice et de regagner ce qui a été perdu. Derrière les succès futurs se dissimule la promesse de compenser les malheurs passés.
Quand elle ne prend pas des airs de revanche, la course effrénée s'efface au profit d'une ambition ajustée. L’enjeu premier est celui de la tranquillité. S’offrir la perspective d’une vie hors de la tourmente, à distance d’un passé torturé. S’assurer une ère nouvelle de sérénité, sans chercher à rattraper le passé. C'est simplement le luxe de ne plus se poser de questions.
Qu’elle soit motivée par un désir de revanche ou par l’espoir d’une stable quiétude, la mission transmise consiste avant tout à échapper aux conditionnements d’une vie immigrée. Et pour ma famille, cela s’acquiert en premier lieu par une bonne éducation. « Argent, maison, famille – on peut tout perdre. Tout, sauf une bonne éducation. Ça personne, ne pourra te l’enlever. ». Mon père nous l’a souvent répété : l’éducation, plus que la richesse, était notre planche de salut. C’était de loin la meilleure solution pour prétendre à un avenir meilleur. Seule elle pouvait survivre aux guerres, aux génocides et aux exils. Seule elle nous permettrait de nous adapter aux circonstances les plus difficiles. Bénéficier d’une bonne éducation, c’était s’offrir la capacité de construire son destin en composant avec les revers de la vie et la possibilité de cultiver l’espoir dans les périodes les plus sombres. Elle serait notre vie durant, le fondement de notre résilience, en même temps que la condition de notre libre-arbitre.
Mais à quel point peut-on parler de libre-arbitre, quand chacune de nos décisions se fait sous l'influence du passé? Mes choix de vie auraient-ils été les mêmes, si mes parents n’avaient pas traversé de telles adversités? L’opportunité de rattrapage parfois enferme, plus qu’elle ne libère.
Les limites auxquelles mes parents étaient confrontés étaient d'ordre exogène : une guerre, un exil imposé, un environnement défavorisé. Elles sont dans mon cas d’ordre endogène. Mon imaginaire s'arrête là où les injonctions familiales commencent. Malgré l’amélioration de notre condition et la multiplication des possibles, l'expression de ma liberté se heurte au poids du passé et au devoir de réparation. Elle témoigne davantage de la possibilité de faire ce qui a été interdit à mes parents, que de la capacité à mener mes propres choix avec autonomie. Le conditionnement de mes parents était de l’ordre du possible. Le mien, du présumé souhaitable.
Reste donc à me défaire des impératifs familiaux et n’en garder que ce qu’il y a de plus précieux; ce qui ne signifie pas tant rejeter l’ambition de réussite, que d'en affiner la définition. Trouver les significations de succès qui me sont propres. M’affirmer en tant que femme libre de choisir ses voies de réalisation. Prendre conscience des moteurs dont j'ai hérités, pour pouvoir mieux les dépasser. Ce n'est que par ce chemin d'émancipation, que l'éducation obstinément louée, pourra tenir sa promesse de liberté.
Découvrez “Tout Ce Que Nous Sommes”, la version papier du blog “Enfant d’Immigrés”, assortie des magnifiques illustrations de la talentueuse Marine Barbaud.
Le livre est vendu à 29€ TTC – pour le commander, envoyez un mail à toutcequenoussommes@gmail.com en précisant le nombre d'exemplaires souhaités et le mode de livraison !
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