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Chez mes parents, Paris, 2001
— La prof nous a enfin rendu notre devoir de maths !
— Alors ?
— 19/20 !
— Qu’est ce que tu as raté ?
— Pourquoi est-ce que tu te focalises TOUJOURS sur ce que j’ai raté, plutôt que sur ce que j’ai réussi?
— Si tu ne comprends pas ce que tu as raté, tu ne pourras pas progresser.
— Oui enfin, tu aurais pu commencer par dire bravo pour le reste déjà.
— Je suis sûr que tu feras mieux la prochaine fois.
C’est à l’école que l’exigence de réussite s’est d’abord manifestée. La voie à suivre semblait assez bordée pour que je l'emprunte sans accroc. Si on compare mon environnement à celui dans lequel mes parents ont évolué, rien ne semblait pouvoir justifier que j'y déroge. À son arrivée en France, mon père, seul dans un pays dont il ne maîtrisait pas la langue et sans un sou en poche, parvint à force de travail acharné à décrocher les diplômes qui le menèrent à un emploi. Au regard des conditions bien plus favorables dont je disposais, il n’était simplement pas envisageable que je puisse échouer. Toute imperfection que je laissais entrevoir ne pouvait témoigner que d’un laisser-aller ou d’une indéniable paresse. La pression scolaire était devenue la compagne entêtante de ma jeunesse.
Chacune de mes lacunes provoquait en moi une immense culpabilité. Malgré les efforts déployés, certaines matières à l'instar de l'allemand, continuaient à me résister. Mon choix de LV2 avait été dicté par la croyance qui veut que les bons élèves se dirigent vers une langue plutôt qu'une autre. Alors que mon coeur penchait pour l'espagnol, je me résolus à rejoindre les classes allemandes, avant de découvrir que la langue ne me parlait plus que je ne la parlais. Au collège, l’antipathie de l'enseignante à mon égard avait exacerbé ma réserve vis à vis de la discipline, ce qui n’avait en rien arrangé mes compétences germanistiques. Une excuse bien légère aux yeux de mon père, qui ne comprenait pas qu’on se laisse influencer par des facteurs aussi triviaux : “Si tu n’aimes pas ta prof, tu n’as qu’à apprendre dans les livres. À l’époque, je n’avais aucun prof. Tu n’as qu’à être autodidacte. Je t’achèterai d'avantage de manuels s’il le faut. Si tu veux, tu peux.”. Le caractère irréfutable de la devise ne laissait aucune place à la remise en cause. Mes manquements ne pouvaient provenir que d’un défaut de volonté.
Il m’a fallu du temps pour admettre que d’autres facteurs pouvaient façonner ma capacité à me saisir d’un sujet. Et d'avantage pour accepter que l’imperfection était un droit que je pouvais de temps à autre m’octroyer. Si l’idée d’associer ma valeur à ma réussite ne m’a pas totalement quittée, mon évolution et mon environnement m’ont aidée à me définir au-delà de mes seuls accomplissements.
J’entrepris de faire mes choix non plus à l’aune des succès espérés, mais en fonction de ce qui profondément m’animait. Aux anciennes priorités se sont substituées de nouvelles. Mon père que j’imaginais intransigeant accueillit avec une relative souplesse ces orientations, bien qu'elles soient parfois antagonistes aux modèles de réussite véhiculés. Ce n'est qu'à cet instant que je compris que l’extrême rigueur qui structura mon parcours ne visait pas tant à me guider vers une voie tracée, qu'à élargir mes possibilités. L'agenda avait toujours été de me munir du maximum d'atouts, pour que je puisse dessiner librement les contours de mon bonheur.
Si j’en comprends mieux les fondements aujourd’hui, je conserve de ce modèle d’éducation un goût quelque peu amer. Fuir la médiocrité. Exceller dans les modèles imposés. Constamment progresser. Autant de préceptes qui conditionnent encore mes comportements adultes et m'empêchent dans un chemin d'épanouissement moins caduque.
Si les avantages de la méthode restent, je le crois, plus nombreux que ses préjudices, je me réjouis néanmoins de voir la pression de mon père se relâcher. Peut-être juge-t-il que le plus dur est derrière nous. Que nous sommes maintenant assez armés pour prendre nos décisions avec lucidité. Que l'objectif est atteint. Quoiqu’il advienne par la suite, mon père aura fait sa part du travail : nous rendre indépendants et libres de choisir. Le reste, il nous appartient de le définir conformément à nos rêves individuels et à nos aspirations personnelles.
L’évolution de son mode de pensée n’est pas seulement concomitante à notre indépendance. Sans doute l’avons-nous amené par nos choix et nos cheminements, à interroger la rigidité du système qu’il préconisait. Force est de constater que ses prises de position se sont avec le temps assouplies. Soit qu’il ait révisé son exigence vers une discipline plus soutenable, soit qu’il considère que la marche à franchir entre notre génération et la prochaine, parce que moins haute que la précédente, ne requiert pas autant de sacrifices. À mon frère, soucieux de prodiguer à sa fille une éducation d’excellence à l’image de celle que nous avions nous-mêmes reçue, on l’entendra désormais dire : “Laisse la jouer. L’important c’est qu’elle soit heureuse.”.
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