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Au restaurant, Hong Kong, 2017
— Au fait, ça vient de quelle région ton nom de famille ? Ça ne sonne pas franchement asiat’!
— C’est la traduction phonétique et francisée de mon nom de famille chinois.
— Comment ça s’écrit en chinois?
— Comme ça (Prenant un stylo et dessinant le caractère sur un bout de serviette) : «薛»
— Mais non ?! On a le même nom de famille, en fait ! Mes parents l’ont traduit phonétiquement du mandarin à leur arrivée en France : «薛» = “Xuē”.
— Incroyable !! Les miens l’ont traduit du cantonnais : «薛» = “Sit”. D’où l’écart phonétique...et l’écart en français!
— Énorme ! Ça ne peut pas être un hasard !
— Non clairement pas, on doit être cousins éloignés !
— Si seulement, on avait un arbre généalogique.
— Si seulement, on pouvait le construire…
Toute personne s'étant essayé à la reconstitution de son arbre généalogique peut témoigner de la difficulté de l’exercice. Pour une famille qui comme la mienne s’est construite sur de multiples migrations, elle s’avère titanesque. La dispersion géographique de ses membres, la disparition des supports témoins du passé, le mutisme autour des traumas vécus, les difficultés de transmission et autres déformations dues aux barrières de la langue – comme ce nom de famille parfois malmené - ou plus simplement la pudeur de mettre à plat son histoire ou de demander à le faire : tout semble s’opposer au succès d’une telle démarche. Mon cas ne fait pas exception.
Mon histoire familiale est parsemée d’immenses zones d’ombre, chacune faite de couches d’oublis et d’omissions superposées les unes aux autres. L’épreuve d’un arbre généalogique vise à rassembler ce qui reste de souvenirs et à reconstituer à partir de ces quelques éléments éparses, ses ramifications comme ses anneaux de croissance. Car au-delà des liens de filiation qui dessinent mon histoire de famille, ce sont les événements qui la caractérisent que je cherche à recomposer - ceux susceptibles d’éclaircir l’influence que le passé a sur mon présent.
Mais la tâche est ardue. Mes parents, mes oncles, mes tantes, mes cousins – aucun ne souhaite s’attarder sur ce qui a fait leur jeunesse, encore moins sur ce qui a façonné leur parcours. Le silence est implicitement érigé comme règle d’or, rendant tout dialogue relatif à leur histoire épineux, si ce n’est inenvisageable. Considèrent-ils l’amnésie commandée comme garante d’un présent sans tumultes? Le poids des événements passés semble en tout cas trop lourd, pour que le silence suffise à en supprimer les séquelles. Derrière l’attitude sereine de mes parents, je devine aisément des douleurs qui n’en finissent pas de cicatriser. Je n’ai pas besoin de les connaître pour les ressentir. Quels qu’en soient sa cause et son bien-fondé, la réticence de ma famille à se replonger dans le passé est robuste, dressant ainsi un obstacle de taille auquel vient se heurter ma démarche d’exploration.
Il y a une contradiction inhérente à cette tension, dans laquelle le silence et les non-dits sont à la fois la cause d’une souffrance et ce qui est invoqué pour s’en protéger. Et pour la guérir, nous voilà confrontés en effet miroir à un procédé tout aussi paradoxal. Le mécanisme selon lequel la guérison opèrerait est similaire à un celui d’un vaccin : s’accoutumer à l’origine du mal pour mieux s’en préserver par la suite. Simplement ici, le dosage n’est pas garanti et les effets secondaires, imprévisibles. Mais, l’enjeu est trop important pour ne pas s’y essayer et le risque de garder le passé sous couvert est plus fort que celui que l’on court en s’y frottant. Si je suis ainsi convaincue que la démarche est pertinente, je reste en revanche assez désarmée pour la mener à bien.
Les déclarations d’intention partagées avec mes cousins soucieux comme moi de recomposer notre généalogie n’ont jamais abouti. L’ampleur du travail que l’on pressent et les réactions réfractaires que l’on anticipe, intimident, découragent. La peur aussi y joue sa part. A-t-on réellement envie de découvrir ce qui a été dissimulé avec tant de soin ? Ne risque-t-on pas de gâcher cet équilibre fragile bâti sur de l’oubli ? N’y a-t-il pas plus à perdre qu’à gagner ? À défaut d’une confrontation directe faite d’entretiens approfondis avec chaque membre de ma famille, j’ai choisi des voies parallèles (lectures, films, spectacles, voyages,...) pour glaner des éléments sur ce qui a pu faire le bonheur et le malheur de ma famille. Ces supports pris à témoin me permettent tant bien que mal de reconstituer leurs parcours à travers les décennies et les pays parcourus, et de me réapproprier ma propre histoire. Il restera bien sûr des interrogations, des incertitudes et des secrets, face auxquels ces alternatives sont impuissantes. Heureusement, la vie et ses hasards qui n’en sont peut-être pas tant, m’offrent des rencontres et des expériences, qui m’apportent l’air de rien quelques éléments supplémentaires de réponse. Comme cet ami rencontré à l’autre bout de la terre, ce cousin à l’autre bout de la branche.
Découvrez “Tout Ce Que Nous Sommes”, la version papier du blog “Enfant d’Immigrés”, assortie des magnifiques illustrations de la talentueuse Marine Barbaud.
Le livre est vendu à 29€ TTC – pour le commander, envoyez un mail à toutcequenoussommes@gmail.com en précisant le nombre d'exemplaires souhaités et le mode de livraison !
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