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Au food court, Singapour, 2009
— Alors ça y est, tu as enfin booké tes billets ?
— Oui…! Départ dans 2 semaines. 10 jours pour être précise.
— Contente ?
— Effrayée, mais contente… je crois.
— Tu as ton visa ?
— Je vais le faire sur place, j’ai entendu dire que je pouvais obtenir un visa à vie, comme mes parents sont nés là-bas.
— Oh, cool! Et tu vas loger où ? Tu as encore de la famille là-bas ?
— Des cousins lointains, mais je ne me vois pas rester chez eux. Et puis, j’ai besoin de faire le voyage seule je crois. J’ai réservé un lit dans une auberge de jeunesse. 3$ la nuit - imbattable.
— À ce prix-là, les punaises de lit doivent être incluses ! Je suis content pour toi en tout cas. Tu te sens prête ?
— Non pas du tout, mais si j’avais attendu de l’être, je n’y serais jamais allée je crois.
— Appelle-moi si ça va pas, OK ?
— Promis.
— Bonne chance. Ça va être un sacré voyage.
Elle est là. Latente. Tellement prégnante que je la croirais encapsulée dans mes gènes. La nostalgie d’un paradis perdu semble se transmettre d’une génération à l’autre. Elle renferme en elle le souhait, aussi dissimulé, qu’ambivalent, d’un retour vers les terres abandonnées. Il faudra vingt ans pour que cet élan, enfoui, mûri par les années et mû en quête de vérité, surgisse à ma conscience. Un peu plus de temps encore, pour qu’il aboutisse à des actes résolus: questionnements, interrogations, enquêtes, recherches, discussions, lectures, écoutes musicales, visionnages cinématographiques et bien sûr voyages sur les traces du passé.
J’ai 21 ans et l’heure du premier voyage a sonné. Ma destination est Phnom Penh, la ville qui a façonné la première vie de mes parents. Je ne suis pas sûre de vouloir y aller, tant ils m’ont découragé d’en fouler le sol et tant je redoute ce que je vais y trouver. « Je ne suis pas prête. ». Par chance, un éclair de lucidité me permet de faire suivre ce premier constat d’un second tout aussi dogmatique : « Je ne serai jamais prête. ». Me voilà donc chargée de quelques affaires et d’un grand lot d’émotions, à arpenter une ville qui s’annonce aussi inconnue que familière. Si rien ne peut réellement me préparer à ce que je vais vivre, j’ai en revanche pris les précautions logistiques qui balisent mon voyage. Dans mon carnet, quelques lignes écrites furtivement d’une main résolue, indiquant les adresses que mes parents ont bien voulu me confier : maison de maman, maison de papa, lycée de papa et de maman, marché aux fruits, marché de nuit, les quais, la promenade. « Les noms de rues ont surement changé depuis. Et puis, je ne sais pas si les bâtiments existent encore. Je pense que tu vas avoir du mal à les retrouver. ». Ils avaient tort. Peut-être le savaient-ils au fond.
J’ai retrouvé sans peine les lieux emblématiques qui avaient façonné leur quotidien. Les rues et les bâtiments offraient leur présence avec une facilité ostentatoire. Comme s’ils avaient attendu là tout ce temps et qu’ils voulaient me signifier par leur permanence, que mon absence était la seule responsable du rendez-vous manqué. Le temps des retrouvailles était venu. Je vins à la rencontre de tous les lieux que mes parents avaient déterrés de leur mémoire et des nouveaux habitants qui désormais les peuplaient. La visite des vestiges du passés, aujourd’hui réhabilités sous de tout autres usages (des maisons investies par de nouvelles familles, des quartiers entièrement rénovés, des marchés étendus...) réveillèrent en moi un sentiment vif de nostalgie, malgré l’oeil neuf avec lequel je les abordais. Les avais-je aperçus dans mes rêves, dans mes fantasmes ou dans mes cauchemars? L’aisance avec laquelle je parcourais la ville et la facilité avec laquelle m’entretenais avec les Cambodgiens, toutes deux m’interpellaient. Je me surprenais à m’aventurer dans les rues, avec une confiance censée être l’apanage des locaux. Je m’installais avec naturel aux comptoirs et aux tablées, avec l’aplomb d’une habituée. J’abordais les passants, sans la réserve qui en temps normal m'aurait caractérisée. Les quartiers qui m’avaient été si longtemps interdits, étaient devenus miens.
Le phénomène de réappropriation n’avait pas comme seuls objets la ville et sa géographie. Il concernait avant tout mon histoire. Les ballades et les errances m’ont procuré les images, les sons, les odeurs et les mots qui faisaient défaut au récit de mon passé. Je recoupais tant bien que mal ce que le pays métamorphosé me donnait à voir, avec les rares témoignages que mes parents m’avaient livrés. Les traces de mon histoire m’apparurent tantôt avec douceur, tantôt avec violence. Alors que je flottais d’un endroit à l’autre en quête des vestiges passés, je fis brutalement confrontée aux séquelles du génocide khmer et aux souvenirs des épisodes sanglants qu’avait traversés ma famille. Au delà des points de repère indiqués par mes parents, il me fallut forcer un détour par d’autres lieux, ceux préconisés dans les guides de voyage, pour réellement prendre l’ampleur de la chose. Les lieux incontournables, les lieux qui valent le détour, les lieux à ne pas manquer - comme ils aiment à les appeler. Parmi eux, le musée du génocide de Tuol Seng, plus connu sous le nom de S21 ou encore le mémorial du génocide de Choeung Ek, plus crûment appelé “killing fields”. Je n’ai eu ni l’envie, ni le courage de m’imposer une visite des terrains d’exécution, mais me résolus à inclure dans mon parcours, celle du musée S21, alors érigé en lieu de mémoire.
L’itinéraire suggéré relie d’un trait les différents espaces de cette école primaire, convertie sous les khmers rouges en camp de concentration et d’exécution. L’intensité de la douleur que je ressentis à la visite des lieux n’avait d’égale que la nécessité que j’éprouvais à entreprendre cette traversée. Au fur et à mesure de mon avancée, la souffrance qui n’avait été jusque là que mentale, envahit mon corps tout entier. Je m’efforçais de ne pas fléchir devant la violence inouïe qu’on percevait dans chacune des salles. J’essayais de deviner dans les portraits suspendus des victimes, des airs de famille, avec l’espoir non dissimulé d’échouer dans ma recherche. Je me représentais ma mère 40 ans plus jeune, évoluer dans un environnement tragiquement trop similaire. Ma visite s’étala sur trois heures. Elle me sembla durer une éternité. Je sortis du camp S21 livide. Livide, comme on peut l’être lorsque l’on rencontre les fantômes du passé. Les chauffeurs de tuk-tuk vinrent me recueillir à la sortie du mémorial, troquant à la vue de mon visage, leur proposition de trajet pour une invitation à un café.
Assise à l’ombre d’un arbre, je faisais part de mon histoire et de ma démarche, à ces inconnus auxquels le passé et la peine me reliaient. Je leur contais ces quelques jours au pays et leur partageais tout ce que j’avais entrepris pour me représenter les épreuves qu'avaient traversées mes parents; tout ce que j’avais survolé pour mesurer l’ampleur de ce qu’ils avaient perdu. En les écoutant à mon tour, je m'imaginais ce qu’aurait pu être la vie de mes parents au Cambodge, ce qu’aurait pu être ma vie, si l’Histoire n’en avait pas décidé autrement. J’étais prise de vertiges, mais aussi emplie de gratitude, à l’idée que ma vie en France, ma vie tout court, ne tenait qu’à une suite de miracles et de coïncidences. Ces chauffeurs de tuk-tuk transformés le temps d’une après-midi en compagnons de fortune, vinrent compléter la liste de tous les Cambodgiens croisés sur ma route qui, touchés de me voir mener mon enquête, m’ouvrirent leurs portes et leur coeur. À travers leurs témoignages aussi poignants que douloureux, ils m’aidèrent à trouver les mots qui manquaient si cruellement à mon histoire. Pour m’accompagner, ils replongèrent avec douleur dans le passé qu’ils s’étaient eux aussi empressés d’oublier. Et puis, las du récit des souffrances, fatigués de cette tristesse qui décidément ne les quittera jamais complètement, tous de conclure : “C’est bien que tu sois venue. Dis à tes parents de venir aussi. Dis leur de revenir.”. Je leur dirai.
Ce voyage fut de loin le plus émouvant et le plus difficile de tous ceux que j’ai entrepris. Il a marqué une étape clé dans l'appropriation de mon histoire, comme dans la construction de mon identité. Aujourd’hui encore, je ne cesse de réinterpréter la vie de mes parents et la mienne à l’éclairage de ce que ce voyage m’a fait entrevoir. En comblant les trous de mon récit familial et en m’immergeant dans cet environnement dont j’avais été si longtemps privée, je pouvais enfin cicatriser une partie de moi, ouvrant par la même occasion la voie d’une rémission familiale et l’espoir d’un départ nouveau.
Je repartis du Cambodge avec tous les souvenirs intimes, accumulés le long de mon pèlerinage. Chacun d’entre eux devait m’aider à rendre compte de cette indescriptible expérience. Côté matériel, quelques traces témoins d’un passé perdu à jamais : une série de photos capturant sous tous les angles les maisons de famille, des babioles ramassées dans les appartements qui avaient su résister au temps, ou encore des vidéos pour témoigner de l’agitation des rues maintenant transformées en avenues. Côté immatériel, une compréhension plus fine de mes origines et de mon histoire, et par dessus tout une gratitude immense pour l’accueil reçu et une admiration sans faille pour la combativité des miens.
J’étais fière d’avoir répondu à l’appel du retour, fière d’avoir poussé si loin le voyage initiatique, sans quoi toute tentative de quiétude aurait été insatisfaite. Je rentrais grandie de mes rencontres, de mes discussions, de mon expérience, de mes apprentissages et de mes découvertes. Un voile d’ignorance et d’interrogations s’était levé, pour laisser place à une conscience apaisée. J’étais devenue à la fois plus grave et plus légère. La confrontation au passé, plutôt que sa fuite acharnée, aura porté en elle les fondements solides d’un processus de paix. Il aura fallu que je comprenne d’où mes parents venaient, d’où je venais, pour m'engager sereinement vers mon propre chemin. À mon retour, il me sembla indispensable d’inclure ma famille dans la démarche de réconciliation. Mon frère et mes parents se résolurent à se rendre à leur tour dans ce pays que l’on avait collectivement condamné à l'oubli – avec à chaque fois, la volonté d’en découdre avec ses tourments internes. Seul pour mon frère. Tous ensemble avec mes parents. Chaque séjour sera pour chacun pavé de moments d’introspection, de doutes et d’interrogations. Un constat sans surprise, puisque l’enjeu d’un tel voyage n’est pas tant de pouvoir retourner au pays, que de savoir retourner en soi.
Découvrez “Tout Ce Que Nous Sommes”, la version papier du blog “Enfant d’Immigrés”, assortie des magnifiques illustrations de la talentueuse Marine Barbaud.
Le livre est vendu à 29€ TTC – pour le commander, envoyez un mail à toutcequenoussommes@gmail.com en précisant le nombre d'exemplaires souhaités et le mode de livraison !
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