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Chez mes parents, Paris, 1998
— Pol Pot est mort.
— J’ai vu oui…
— Il est mort. Je n’arrive pas à croire qu’il soit déjà mort.
— Tu es soulagée ?
— Non.
— .. ?
— Il n’a même pas été jugé. Il est mort, sans avoir été jugé.
— Je suis désolée, maman. Je suis vraiment désolée.
J’avais comblé le vide creusé par le silence de mes parents, en lisant des ouvrages qui contaient le traumatisme qu’ils avaient vécu : celui du génocide khmer. Je découvrais à travers le récit d’autres, ma propre histoire, recoupant tant bien que mal, les quelques indices laissés dans nos bribes de conversation, avec les témoignages d’auteurs dont la parole s’était libérée par écrit. Si mes parents devaient un jour raconter leur histoire, je me demande dans quelle langue ils le feraient. Le teochew, la langue du foyer? Le khmer, la langue des événements? Le mandarin, la langue officielle? Le français, la langue du recul? La question restera purement rhétorique, mes parents ayant préféré murer dans le silence les souvenirs de leurs différents passés. Par respect, par pudeur et sans doute par peur, je n’ai pas jamais rassemblé la force nécessaire à l’exploration frontale de ces périodes sombres. La conversation trouvait difficilement l’accroche qui lui aurait permis de s’amorcer et s’est petit à petit dérobée sous des non-dits, que seul le bruit d’un événement parvenait parfois à trahir. Les révélations, aussi précieuses par leur rareté que par leur éclairage, ont été le plus souvent inattendues.
15 Avril 1998. Pol Pot est mort. C’est le journal télé qui le lui apprend. Cela fait si longtemps que ma mère n’a pas entendu résonner ce nom. Je suis assise là, en face d’elle, à la table de la cuisine, écoutant pour la première fois les fantômes du passé refaire surface et les histoires de famille se succéder. Ces histoires, celles de la guerre civile et des camps de travail forcé, ce sont celles d’atrocités. Des récits livrés sur un ton de détachement tel, qu’on peine à croire que la narratrice, ma mère, en ait été la principale victime. On y trouve tour à tour l’incompréhension, la peur, le froid, la faim, la colère, la tristesse, la résignation, la faim encore, la maladie, la mort, l’abnégation, l’horreur, l’espoir, la déception, l’espoir encore, la fin, le recommencement, l’espoir toujours, la solitude, la peine, la résignation, la fatigue, l’acceptation, le combat encore, le combat toujours. La douleur de l’épopée est à l’image de la folie des khmers rouges : inimaginable. Difficile pour moi de réaliser que cette histoire qui m’est confiée est celle de ma propre famille.
Aux yeux des jeunes enfants – j’avais 10 ans quand Pol Pot est mort, les parents sont des parents, avant d’être des individus dotés d’une histoire singulière. On ne perçoit d’eux que ce que l’on partage avec eux. Alors maman sera pendant longtemps celle que j’aurai considérée à juste titre comme aimante, généreuse, disponible, joyeuse, gentille et à mauvais titre comme peureuse, un brin désabusée et dépendante. Tout ça, jusqu’à ce que je prenne conscience de tout ce qui avait précédé sa vie de mère. Au fil des histoires, de son histoire, se révélaient les facettes d’une personnalité que rien dans ce petit bout de femme ne laissait deviner. S’ouvre à moi alors l’évidence d’une réalité plus complète. Cette femme qui se tient là, n’est pas seulement ma mère. C’est aussi la cadette dévouée d’une famille de 5, une combattante de l’extrême, une survivante récidiviste, une combinaison exemplaire de résilience et de courage. Mon père n’est pas en reste. Son histoire personnelle, faite de multiples exils, de labeur, de travail acharné, d’une détermination de fer et d’une volonté à toute épreuve vient compléter le portrait d’une famille pourtant si anonyme.
Depuis, je crois voir mes parents de manière plus entière. Et en même temps, il me semble que plus j’en apprends, plus il me reste à en découvrir. J’ai en tout cas gagné la conviction que derrière la banalité de chaque visage peuvent se cacher des forces insoupçonnées construites par les épreuves traversées. Je sais que si l’on s’intéresse assez à chacun, on peut découvrir des trésors et des ressources, qui peuvent susciter l’admiration, sinon le respect. Je sais qu’au-delà des qualités d’une personne, il y a une histoire, un environnement et un passé, qui ont joué comme autant de chances ou de revers, dans le déploiement d’un potentiel et dont il faut prendre conscience pour se saisir du chemin parcouru. Mon histoire familiale est quant à elle encore ponctuée de trous et des zones d’ombre. De nombreux événements resteront condamnés à jamais dans l’oubli, m’empêchant de prendre pleinement mesure de tout ce qui a été accompli. Mais le courage, la résilience et la force dont ils ont fait tous les deux preuve me sont aujourd’hui connus. Dorénavant, je le sais, je suis la fille de véritables héros.
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