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Au travail, Paris, 2011
— Et tes parents ils font quoi?
— Mon père est informaticien et ma mère ne travaille pas.
— Ah OK, je vois.
— Tu vois quoi?
— Non rien.
L’idée de bâtir l’appréciation d’une personne à partir de sa profession, sans considération aucune de son parcours et de sa personnalité, m’a toujours paru incongrue. Cela l’est d’autant plus lorsque sa trajectoire est jalonnée d’exils et de migrations, et que de multiples formes de distances s’établissent entre ses vies antérieures et ses vies présentes. Il semblerait pourtant que l’exil suffise à priver les immigrés et les réfugiés, de tout ce qu’ils se sont attachés à construire jusque là. Qu’importe qu’on ait été professeur, haut cadre dirigeant, ouvrier, agriculteur, coiffeur, artiste, fonctionnaire, architecte, chômeur, entrepreneur, “fils de” ou étudiant – une fois les frontières passées, tout s’efface et s’homogénéise. L’identité d’un individu se réduit à un attribut d’une pauvreté extrême : réfugié – avec pour simple nuance l’ethnie ou le territoire d’origine. Africain. Asiatique. Maghrébin. Arabe.
À chaque crise migratoire, je m’interpelle face à ce vocable employé pour désigner uniformément, dans une seule et même masse, les millions de profils qui composent les foules en mouvement. S’il ne s’agit pas de faire du particularisme dans l’accueil qu’on doit leur prodiguer, je m’interroge sur la capacité des pays de refuge à donner à chacun la chance de faire valoir une fois les frontières passées, ses spécificités, ses savoir-faire et ses savoir-être. En un mot, son individualité. Je me questionne sur leur propension à ne pas leur infliger, en sus de la douleur de l’exil et de la blessure qui en est à l’origine, la souffrance de voir son identité réduite à néant.
À la vue des vagues de migrants qui frappent aux portes de l’Europe, je ne peux m’empêcher d’imaginer les tourments qu’ont dû endurer mes parents à leur arrivée en terre française. Avant d’être réfugiés politiques, mes parents étaient des adolescents issus de familles bourgeoises de Phnom Penh. Mes grands parents, des artisans et commerçants de la capitale cambodgienne, les avaient élevés dans la communauté chinoise, afin qu’ils ne perdent rien de leur héritage culturel. Chacun habitait de grandes maisons au coeur de la capitale, dans lesquelles domestiques et cuisiniers veillaient au bon entretien des foyers. Ils eurent la chance de fréquenter les meilleurs établissements scolaires de la ville et de démarrer leur vie, avec la confiance de ceux à qui la destinée sourit. Puis vinrent les Khmers Rouges. Puis les camps de réfugiés. Puis la route. Puis la France.
Pour eux, comme pour l’immense majorité des réfugiés, l’éprouvant périple pour rejoindre la terre d’exil n’est qu’une étape d’un bien plus long chemin. S’ensuit le temps de l’intégration dans un nouveau pays que l’on doit faire sien et avec, toutes les difficultés qui y sont liées. L’immense barrière de la langue, les diplômes non reconnus ou encore l’absence de toute preuve tangible d’un passé autrefois bien établi : tous ces obstacles précipitent les exilés, devenus immigrés, dans l’anonymat le plus brutal. Quelles que soient les histoires et les réussites qui ont précédé l’exil, il faut désormais repartir de zéro, refaire ses preuves comme si on ne les avait jamais faites, se reconstruire dans la plus grande frugalité. Seulement voilà, la page sur laquelle il s’agit de réécrire son histoire n’est pas totalement vierge. Mes parents n’étaient pas exactement anonymes. Ils étaient devenus “immigrés”: de “pauvres immigrés” à leur arrivée, de “braves immigrés” quelques années plus tard. Il leur faudra au mieux, se défaire des préjugés qui collent à la peau des étrangers et s’affranchir de leur image de réfugiés. Au pire, s’habituer à cette étiquette, érigée attribut prédominant de leur personnalité et supporter les regards condescendants reçus à l’évocation de leurs professions. Deux options, qui l’une comme l’autre, ne sauraient faire l’économie d’une posture d’humilité et de résilience.
Mes parents ont choisi de faire avec. Ils se sont ainsi exercés à taire le parcours qui aurait pu leur rendre justice, à accepter qu’on réduise leur valeur à leur contribution professionnelle et à être considérés étrangers malgré toutes les années passées. Au fil des années, ils se sont fondus dans l’image qu’on a bien voulu leur attribuer : celle d’un couple d’immigrés chinois, sans histoire particulière, qui “s’en est pas trop mal sorti”. Cette image, ils la feront progressivement leur. Soit qu’ils n’aient honnêtement pas conscience du caractère inédit de leur parcours, soit que les épreuves qu’ils ont traversées leur confèrent une immunité qui les place au-dessus de toute revendication nécessaire, soit - et plus probablement - un mélange des deux.
J’ai en tout cas appris par leur exemple, à m’ennuyer vite de ceux qui évaluent une personne à sa situation professionnelle. Je m’économise ici la peine de détailler mon appréciation de ceux qui jugent selon les origines ethniques. Reconnaissons chez les immigrés comme chez tous les autres, toutes les qualités intrinsèques qui ne sauraient être évaluées au seul prisme d’un métier, d’une couleur de peau ou d’une origine sociale : le courage, la générosité, l’honnêteté, la persévérance, l’endurance, la bienveillance et toute autre vertu qu’on ne saurait trouver sur un CV.
Mais l’histoire n’est pas avare d’ironie. Aujourd’hui, c’est au tour de mes parents d’associer le succès professionnel d’un individu à sa valeur personnelle. Car pour mon frère et moi, les choses sont différentes - du moins, selon leur perception. Sur le territoire dit méritocratique qui nous a vu naître, le degré de réussite est censé refléter la qualité d’une personne. Nous nous attacherons donc à devenir “quelqu’un” et à déployer pour cette quête tous les efforts possibles. Comme si au delà du mérite visé, en dépendait la possibilité que notre identité ne soit pas réduite à celle d’enfants d’immigrés. Heureusement, leur histoire personnelle nous préservera de toute confusion possible. La réussite professionnelle et statutaire ne devront en aucun cas se faire substituts des valeurs qu’ils se sont attachées à nous transmettre, mais simplement s’offrir en complémentarité. Que je devienne informaticienne ou mère au foyer, il me restera toujours un socle bien plus fondamental sur lequel m’appuyer, pour y bâtir mon identité.
Découvrez “Tout Ce Que Nous Sommes”, la version papier du blog “Enfant d’Immigrés”, assortie des magnifiques illustrations de la talentueuse Marine Barbaud.
Le livre est vendu à 29€ TTC – pour le commander, envoyez un mail à toutcequenoussommes@gmail.com en précisant le nombre d'exemplaires souhaités et le mode de livraison !
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