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Chez mes parents, Paris, 2016
— Vous en pensez quoi ? Maman, tu vois de quoi on parle ?
— ….Pas vraiment..
— Papa, tu peux lui traduire stp ?
— Je lui expliquerai plus tard.
— Non mais explique lui maintenant, comme ça je peux avoir son avis ! Je ne sais pas comment on traduit ça en teochew !
— C’est pas très important, je lui dirai ce soir.
— Allez, s’il te plait. C’est important pour moi.
— (En teochew) 你的女儿不知道 怎样选择。
(Ta fille ne sait pas quelle option choisir)
— (En teochew) 哦。最重要的是你高兴。做一个你高兴的选择。如果你的哥哥和你高兴,我就高兴了。你听得懂吗?
(— Oh ! Le plus important, c’est que tu sois heureuse. Fais un choix qui te rende heureuse. Si ton frère et toi êtes heureux tous les deux, alors je le serai aussi. Tu comprends ce que je dis ?)
— Oui maman, je comprends. Je te comprends.
La fierté de mes parents de m’entendre parler français aussi bien que toute autre fille d’autochtones s’est progressivement teintée d’une tristesse sourde : celle de ne pouvoir échanger simplement avec ses propres enfants.
Avec la prédominance du français dans mon quotidien - phénomène largement accentué par mon départ du domicile parental, la linguistique est progressivement devenue le principal obstacle à nos communications de famille. Malgré les efforts consentis par chacun, le fossé sinueusement créé au fil des années peine à se réduire. Il m’est aussi difficile de retrouver la maîtrise du teochew, qu’il l’est pour mes parents de s’approprier pleinement le français. Leur usage encore partiel de la langue ne saurait pourtant s’expliquer par de quelconques difficultés d’apprentissage. Mes parents, eux-mêmes enfants d’immigrés, ont longtemps jonglé avec une facilité déconcertante entre trois langues : le teochew, dialecte familial, le mandarin, langue scolaire et le khmer, langue quotidienne. Aujourd’hui encore, mon père virevolte entre le mandarin, le cantonnais, le teochew, le français, l’anglais et les quelques bribes de khmer qui lui restent. Ma mère, entre le mandarin, le cantonais, le teochew, le khmer et les fragments de français et de vietnamien qu’elle a acquis au vol. Sans tenir les comptes, cela suffit probablement à les catégoriser comme de fins polyglottes.
Alors pourquoi cette distance maintenue vis-à-vis du français? Faute d’un environnement stimulant ou contraignant? Peut-être. Ma mère, ayant décidé de dédier ses journées à l’éducation de ses enfants, n’a bénéficié ni de l’apprentissage induit qu’offre l'intégration par le travail, ni des leviers qui l’auraient poussée à plus sérieusement s’y intéresser. Il me semble néanmoins que la réponse pourrait davantage être liée à son histoire qu’à ses choix de vie. S’il est possible de se reconstruire, il reste plus difficile de se réinventer. Son passé continue d'occuper une place majeure dans la définition qu’elle a de sa personne, au point de la rendre hermétique à toute perspective de transformation réelle. La violence des événements traversés semble avoir nuit à sa faculté de s’approprier pleinement un nouveau présent, comme à celle de se projeter dans un tout autre futur. À ce titre, l’apprentissage d’une nouvelle langue en devient caduque. Je soupçonne aussi dans sa réserve, l’éventualité qu’une fois encore le pays d’accueil finira par la chasser. Hier le Cambodge, demain la France? À travers les multiples exils qui ont marqué son histoire (de la Chine vers le Cambodge, du Cambodge vers la Thaïlande et de la Thaïlande vers la France) s’est ancrée la croyance que la résidence au sein d’un pays ne serait toujours que trop passagère. À quoi bon s'évertuer à intégrer un pays que l’on risque un jour de devoir quitter?
Si mes parents ont recours au khmer et au français quand la situation le requiert, ces langues ne pénétreront jamais leur intimité. Ils garderont pour toujours le chinois, leur langue ancestrale, comme principale langue d’attache, plutôt que les langues des pays d’accueil qui toutes recèlent un caractère transitoire. Ces dernières seront reléguées à des langues d’usage qu’ils n’utiliseront qu’à des occasions opportunes. Au quotidien pour mon père qui travaille. Plus rarement, pour ma mère qui file ses jours dans le quartier chinois.
Reste que mes parents ont voulu et su faire la part des choses, entre ce qu’ils considéraient suffisant pour eux et ce qu’ils pensaient désirable pour nous. Ils prirent rapidement conscience que la maîtrise parfaite du français était critique lorsque l’on aspire à se faire une place dans l’Hexagone. Et s’ils n’ont pas choisi de faire de ce combat le leur, ils se sont en revanche attachés à ce que nous parlions français avec éloquence. Comme par instinct de survie, ils ont laissé au français prendre une place écrasante dans notre quotidien et ce, au détriment de leur langue de coeur. La volonté de maximiser nos chances de réussite et de parfaire notre intégration s’est faite au prix de notre continuité identitaire.
Une stratégie qui, bien que récompensée par notre succès relatif, se trouve sanctionnée par l’écart grandissant qui se creuse entre nos deux générations et par la mélancolie qui s’immisce petit à petit. Nous ferons alors appel à tous les autres canaux de communication et aux efforts de traduction de chacun pour remédier à ce mutisme insidieux. Car quand bien même la culture chinoise use généralement de peu de mots pour s’exprimer, se faire l’économie d’un langage commun me paraît sans aucune doute excessif.
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